Et voici le dernier chapitre de la série ! (Lire le Chapitre 1er)
Chapitre 6ème:
J’avais tellement de mal à m’en convaincre que j’y suis retourné. Je pensais le feu perdu dans le flot innombrable de l’humanité mais il brûle toujours chez cette jeune femme, à chaque fois que ce client repasse.
J’ai levé le pied sur la boisson. Maintenant, j’ai une nouvelle source d’ivresse.
Je me suis intéressé à celui qui provoque, chez ma jeune mortelle, de si aimables sentiments.
C’est un homme tout ce qu’il y a de plus moyen : la quarantaine, deux enfants, sur le point de divorcer, salarié, avec plein de projets en tête qu’il n’a jamais vraiment cherché à réaliser. Jamais je n’aurais pu le remarquer dans la foule de ses semblables, si ce n’était à travers elle.
Il n’y a pas d’argent en jeu. Pour une fois depuis longtemps, ce ne sera pas le motif de mon intervention. Dès l’instant où j’ai assisté à leur rencontre, j’ai pensé faire grâce à la jeune femme d’une de mes flèches. Mais en y retournant, jour après jour, en constatant qu’à chaque fois qu’elle le regardait son cœur palpitait avec la même intensité, j’ai commencé à voir plus grand. J’ai repensé à Roméo, Juliette, et aux autres, moins connus, dont l’histoire a ravivé la flamme de leurs semblables. J’ai songé que j’avais devant moi une nouvelle occasion d’écrire. J’ai fait un plan.
Mes pas m’entrainent jusqu’à un carrefour. Vingt trois heures douze. Dans onze minutes, je vais faire revivre une de ces épopées, je vais tirer une de mes plus belles flèches.
La jeune femme arrivera par là. Elle s’arrêtera au feu rouge. Lui longera le mur, du même côté de la rue. La jeune femme l’apercevra et attendra pour traverser, avec l’espoir qu’il passe à côté d’elle. Elle sera belle ce soir, tout juste sortie d’un rendez-vous avec des amies. Toujours avec le sourire qui lui vient si naturellement mais libéré du poids de ses obligations professionnelles et de son uniforme de caissière qui dissimule sa personnalité. Il la verra. Son œil s’arrêtera sur elle parce qu’elle lui sourira parmi la foule. Puis il pensera que son visage à quelque chose de familier.
A cet instant précis, je déploierai mes ailes. J’irai me poster derrière elle, sur la ligne droite que formeront leurs cœurs. J’encocherai ma flèche sur la corde, fermement maintenue par mon index et mon majeur. Je lèverai mon arc, le tendrai… Il la reconnaîtra enfin et je laisserai aller. Je laisserai tout aller, une partie de moi, Eros, Dieu de l’Amour, voyagera avec cette flèche. Elle transpercera le cœur de la jeune femme et ira se figer dans celui de cet homme.
Il frissonnera. Il se souviendra toutes les fois où la jeune femme lui a souri alors qu’il passait devant sa caisse. En la voyant lui sourire à nouveau, loin du supermarché, alors qu’elle le reconnaît parmi la foule, il comprendra que les sourires qu’elle lui adressait étaient différents de ceux qu’elle adressait aux autres. Il verra la douceur dans ses yeux… Touché. La flèche s’enfoncera un peu plus dans sa poitrine. Il avancera lentement vers elle, un pas, puis deux. Chacun dans le regard de l’autre ils apercevront la possibilité du bonheur.
Puis lui tombera sur le trottoir, mort, foudroyé par une crise cardiaque.
Le drame amoureux du XXIème siècle ce ne sont plus ces obstacles extérieurs, la distance, la famille ou la guerre qui ont fait le succès des tragédies passées, c’est la rencontre de ceux qui aiment avec ceux qui n’y parviennent pas.
Certains cœurs ne supportent pas d’aimer.
Vingt trois heures vingt trois. Qui a dit que je n’étais pas cruel ?
FIN